Dépêches du Dr Sherif Emil en provenance du Rwanda : gagner des batailles, mais perdre la guerre
3 Décembre 2013
La différence qui sépare l’Afrique subsaharienne du monde développé en matière de soins chirurgicaux néonatals et de résultats n’est pas qu’un simple fossé, mais bien un abîme.
Dépêche no 6
La différence qui sépare l’Afrique subsaharienne du monde développé en matière de soins chirurgicaux néonatals et de résultats n’est pas qu’un simple fossé, mais bien un abîme. Aucune maladie congénitale ne décrit mieux cet abîme que la gastroschisis, une anomalie qui fait que le bébé naît avec une fermeture incomplète de la paroi abdominale, causant l’herniation des intestins hors de la cavité abdominale. Au Canada, plus de 96 % de ces patients survivent, et la grande majorité des survivants jouissent d’une bonne qualité de vie. En fait, quand je traite une gastroschisis, j’ai pour devise de « n’abandonner aucun bébé », parce que même les plus gravement atteints peuvent très bien s’en sortir.
À Kigali, jamais un médecin ou un chirurgien n’a vu un bébé né avec une gastroschisis survivre – pas un seul bébé. Ces bébés arrivent souvent trop tard et sont renvoyés à la maison pour y mourir.
La semaine dernière, on a reçu un nouveau-né présentant une gastroschisis. J’étais persuadé que ce serait le premier survivant. Il est arrivé immédiatement après sa naissance, son état était stable et ses intestins étaient dans un état relativement bon selon les standards de la gastroschisis. Toutefois, les défis n’ont pas tardé à se manifester. Nous ne pouvions pas installer de silo, un sac fabriqué expressément pour contenir les intestins, car il n’y en a pas au Rwanda. Nous avons alors essayé de réduire l’intestin au chevet du patient, sans succès – la cavité abdominale du bébé était tout simplement trop petite. Il nous fallait réduire les intestins chirurgicalement et refermer l’abdomen. Mais, l’anesthésie générale n’est pas une option à l’hôpital universitaire, parce qu’il n’est pas possible d’offrir au bébé un soutien par ventilation après l’opération. Puis, une petite lueur d’espoir est apparue. Le bébé pouvait être transféré à l’Hôpital militaire du Rwanda où 4 lits d’USIN ventilés étaient disponibles. Le transfert a eu lieu le lendemain, et nous nous y sommes rendus pour procéder à l’opération. Mais, encore là, nous n’avons pas pu refermer complètement l’abdomen; nous avons dû utiliser le plastique d’un sac de perfusion pour fermer le tout temporairement. Une fois l’opération terminée, le bébé a été transféré à l’USIN. Hier, trois jours après la première opération, nous sommes retournés à l’Hôpital militaire, et nous avons facilement refermé l’abdomen au chevet. Le bébé allait très bien.
La bataille qui consistait à réduire les intestins et à refermer l’abdomen était gagnée. Nous n’avions plus qu’à attendre quelques jours pour que les intestins se mettent au travail, puis commencer à nourrir le bébé. Malheureusement, quelques heures plus tard, nous avons été informés que le bébé était mort en raison de problèmes avec le ventilateur.
Quelques jours auparavant, bébé Angel, ce bébé de 1300 grammes qui avait survécu miraculeusement sans être nourri pendant deux semaines et qui était le sujet de ma 3e dépêche était aussi décédé. Et au moins deux autres bébés sont dans une situation très précaire à l’heure où j’écris.
Certaines personnes peuvent se demander si ce que j’ai fait pour ces deux bébés qui sont morts était utile en premier lieu. Est-ce que ces cas devaient être une priorité dans un endroit qui manque cruellement de ressources? Est-ce important que le taux de mortalité soit réduit de 100 % à 99 %? Et qu’est-ce qui arrivera à tous les bébés qui continueront d’être amenés à l’hôpital après mon départ? Je n’ai pas les réponses à ces questions. Tout ce que je sais, c’est que chaque bébé a des parents qui l’aiment, et que si un bébé peut être sauvé, je vais faire tout ce que je peux pour y arriver. L’espoir n’est pas une notion statistique. Et oui, si nous pouvons prouver qu’un bébé présentant une gastroschisis peut survivre, cette anomalie perdra son pouvoir d’intimidation auprès des professionnels de la santé, et au moins quelques bébés seront sauvés.
Pour un chirurgien pédiatre, sur le plan émotionnel, il est très difficile d’être ici. Nous avons des pratiques variées et nous traitons plusieurs maladies, mais sauver des bébés atteints d’anomalies congénitales est une passion pour la plupart d’entre nous.
La seule chose qui me console c’est de savoir que ces bébés qui sont morts se trouvent maintenant dans un bien meilleur endroit.
Photo : Fermeture finale de la gastroschisis. L’abdomen complètement refermé quelques heures avant que le bébé décède.
Le Dr Sherif Emil est chirurgien pédiatre et directeur du département de chirurgie pédiatrique à l’Hôpital de Montréal pour enfants. Son voyage au Rwanda fait partie du programme de McGill pour former les résidents en chirurgie de l’Université nationale du Rwanda et du Centre hospitalier universitaire Kigali.