Dépêches du Bénin no 4 : Prendre de bonnes décisions
16 janvier 2017
La conjointe de mon meilleur ami a l’habitude de déposer sa fille à l’école chaque matin en lui donnant le même conseil : prends les bonnes décisions. Je me répète ces mots sans arrêt pendant que je procède à l’évaluation de plusieurs patients à bord du navire. Ils sont fragiles. Ils se présentent à nous tardivement. Les antécédents médicaux sont souvent difficiles, voire impossibles à obtenir. Plusieurs d’entre eux souffrent de malnutrition, de malaria ou d’anémie, ou des trois. Plusieurs peuvent continuer à vivre avec leurs handicaps pendant longtemps, jusqu’au jour où ils ne le pourront plus. Dois-je opérer? Et si je le fais, dois-je pratiquer l’opération classique ou une forme abrégée? Comment récupéreront-ils? Auront-ils besoin d’un suivi? Prendre de bonnes décisions.
Un de mes patients est un petit garçon qui a à peine plus d’un an. Je vais l’appeler Dustin. Il n’est pas originaire du Bénin. Sa mère a fait le voyage d’un pays voisin. Dustin est beau, enjoué, espiègle et heureux. Il court partout. Mais, il a une masse de la grosseur d’un pamplemousse qui lui sort de l’abdomen : une hernie géante de la paroi abdominale dans laquelle se trouve son foie et une partie de ses intestins. L’histoire n’est pas très claire, mais il s’agit probablement d’une omphalocèle, une importante malformation de la paroi abdominale à laquelle il a miraculeusement survécu. Sa mère l’a bandé pendant des mois, jusqu’à ce qu’une peau se forme pour combler le trou dans la paroi musculaire. Dustin n’a jamais reçu de soins médicaux. Mercy Ships m’avait envoyé son dossier avant mon départ. Je l’avais étudié avec mes collègues chirurgiens à Montréal, qui m’avaient conseillé de ne pas y toucher. J’ai examiné Dustin lors de l’évaluation et j’ai confirmé que l’opération serait difficile et risquée. J’ai dit à sa mère qu’il valait probablement mieux ne rien faire. Prendre de bonnes décisions.
Aussitôt que j’eus prononcé ces mots, j’ai vu la déception se peindre sur son visage. Dustin ne peut pas recevoir de soins. Il peut survivre, mais il sera vraisemblablement ostracisé et rejeté. Le problème s’aggravera avec le temps. Elle était venue jusqu’au navire, le cœur rempli d’espoir. J’ai changé ma décision, mais était-ce une bonne décision?
Yasmine et moi avons commencé notre troisième journée en salle d’opération avec Dustin. J’ai prié, prié et prié d’avoir pris la bonne décision. Dustin avait bien ce que j’avais pressenti : une omphalocèle recouverte, avec son foie flottant sous la peau et la moitié de ses intestins à l’extérieur de la cavité abdominale. Lentement, mais sûrement, nous avons progressé. Nous avons remis son foie à la bonne place. Nous avons veillé à ce que ses intestins ne soient pas entortillés, puis nous les avons replacés délicatement à l’intérieur de l’abdomen. Nous avons refermé le trou dans la paroi et nous lui avons même fait quelque chose qui ressemble à un nombril.
Un succès?! Pas si vite. Pendant que nous pansions la plaie, Dustin a subi un événement critique. L’espace de quelques minutes, j’ai pensé le perdre. Avais-je pris la bonne décision? Devais-je rouvrir son abdomen et accepter ce handicap à vie? Était-ce même déjà trop tard? J’ai prié, prié et prié. Le problème de Dustin a été pris en charge et traité par les formidables anesthésiologistes avec lesquels j’ai le privilège de travailler sur le navire. Dustin s’est réveillé de l’anesthésie et a hurlé à s’en arracher les poumons! La salle d’opération était encore comme une ruche bourdonnante, mais j’ai été submergé par l’émotion – MERCI MON DIEU!
Le lendemain de l’opération, Dustin a quitté l’unité de soins intensifs de trois lits de l’Africa Mercy pour réintégrer son lit d’hôpital ordinaire. Il s’est rétabli de façon miraculeuse. Comme l’a dit un des aumôniers cette semaine, « le fait de pouvoir expliquer les choses ne signifie pas que ce ne sont pas des miracles ».
Dustin rentre à la maison aujourd’hui. Nous avons pris une bonne décision.
Légende photo : Le Dr Emil avec Dustin, sa mère, et Ashley, son infirmière, la veille de son congé.
Le docteur Sherif Emil est chirurgien pédiatre et directeur de la division de chirurgie thoracique et de chirurgie générale pédiatrique à l’Hôpital de Montréal pour enfants. Pendant 2 semaines, il fera partie de l’équipage bénévole de l’Africa Mercy, amarré en ce moment à Cotonou, au Bénin. L’Africa Mercy est le plus grand navire-hôpital civil au monde qui a pour mission d’apporter espoir et guérison aux dizaines de milliers de populations défavorisées dans le monde.
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