La grande traversée
24 mai 2019
Émilie Ménard savait que quelque chose n’allait pas.
Pendant l’accouchement, le rythme cardiaque de son bébé baissait et par moment, elle n’arrivait plus à l’entendre. Après la dernière poussée, elle a paniqué quand elle a vu l’air inquiet de l’infirmière.
« Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qui ne va pas avec mon fils? »
Elle entendait quelqu’un près d’elle murmurer « reviens… reviens vers moi ».
L’infirmière a déposé Éthan sur le ventre d’Émilie, qui l’a embrassé avant qu’il soit amené de toute urgence à l’Hôpital de Montréal pour enfants (HME).
« Je ne savais pas si je le reverrais un jour », dit-elle.
Inverser la circulation sanguine
Moins de 10 heures après avoir donné naissance à Éthan, Émilie est sortie de l’hôpital pour rejoindre son conjoint Nicolas et son fils à l’HME. On lui a alors dit que son fils avait une grave malformation cardiaque congénitale, connue sous le nom de « transposition des gros vaisseaux ». L’aorte et l’artère pulmonaire d’Éthan étaient inversées, ce qui modifiait la circulation sanguine de son corps.
Dans un cœur normal, l’artère pulmonaire est reliée au ventricule droit et elle transporte le sang du cœur vers les poumons pour qu’il soit oxygéné; puis l’aorte – qui est relié au ventricule gauche – transporte ce sang riche en oxygène vers le reste du corps. Dans le cas d’Éthan, ses principales artères étaient connectées aux mauvais ventricules, et son corps ne recevait pas assez d’oxygène pour survivre.
En plus, le temps pressait. Avant la naissance d’un bébé, le sang va de l’artère pulmonaire à l’aorte en passant par un canal ouvert, appelé canal artériel; mais ce canal se referme dans les premières heures suivant la naissance. « Nous pouvons garder le canal ouvert avec des médicaments jusqu’à ce que l’enfant soit assez fort pour subir une commutation artérielle », explique le Dr Pierre-Luc Bernier, chirurgien cardiologue pédiatrique. « Mais idéalement, il faut faire l’opération peu après la naissance. »
Une commutation artérielle est une opération à cœur ouvert complexe et très délicate. Elle consiste à corriger la position des artères, détacher les artères coronaires de l’aorte transposée et les rattacher à la nouvelle aorte.
« D’ordinaire, nous pratiquons ce type d’opération entre la première et la troisième semaine de vie, parce qu’on veut éviter que le ventricule gauche s’affaiblisse, explique le Dr Bernier. Normalement, le côté gauche pompe le sang pour l’envoyer dans tout le corps, et il est donc beaucoup plus fort que le côté droit, qui lui pompe le sang vers les poumons. Chez les enfants qui présentent ce problème, la circulation sanguine est inversée; si elle n’est pas rapidement corrigée, le côté gauche s’habituera à pomper le sang à une plus basse pression et ne pourra jamais être assez fort par la suite pour faire le travail qu’il est censé faire. »
Par chance, Éthan avait une communication intraventriculaire, c’est-à-dire un trou entre les deux ventricules qui égalise les pressions et empêche le ventricule gauche de perdre trop rapidement sa capacité à pomper puissamment le sang. Par contre, ce problème ajoutait un niveau de complexité à l’opération, parce qu’il fallait refermer cette communication en même temps qu’on pratiquait la commutation artérielle.
Se préparer à l’opération
Le 3 avril 2018, trois semaines après sa naissance, Éthan était prêt à être opéré. Avant l’opération, le Dr Bernier a passé son cas en revue et discuté avec l’équipe de cardiologie de l’HME, les membres du département d’anesthésie et de l’unité de soins intensifs pédiatriques (USIP) et les perfusionnistes de l’hôpital. « Nous avons aussi intégré les infirmières à toutes nos discussions cliniques, parce qu’elles travaillent directement avec les familles à chaque étape du processus, rapporte le Dr Bernier. Une intervention cardiaque néonatale est très délicate et extrêmement technique. Le cœur est tellement petit; il fait environ la taille du poing fermé du bébé. »
Pendant cinq heures, le Dr Bernier a opéré Éthan avec l’aide de deux résidents en chirurgie, trois infirmières de salle d’opération, deux perfusionnistes, un anesthésiologiste, un fellow en anesthésie et un inhalothérapeute. « Le cœur est un organe très dynamique, il s’adapte et change tout le temps. Quand on entre en salle d’opération, on sait ce qu’il faut faire, mais il faut pouvoir s’adapter en cours de route », souligne le Dr Bernier.
Assis dans la salle d’attente, Émilie et Nicolas étaient tenus informés toutes les heures par l’infirmière en cardiologie, Michele Zegray. « Nous étions vraiment contents qu’elle nous tienne au courant. On savait qu’il était entre bonnes mains », précise Émilie. Elle était d’ailleurs surprise de voir à quel point elle était calme pendant l’opération, parce que la nuit précédente, elle s’était effondrée. « Avant l’opération, j’étais hystérique. Je n’arrivais pas à me poser, à marcher, à parler. Je ne savais pas si mon fils allait survivre, et c’est le pire sentiment au monde. »
Une fois l’opération terminée, Émilie a été conduite à l’USIP pour voir son fils. « Je ne savais pas si je pouvais le toucher ou lui parler. Il semblait tellement fragile », se rappelle-t-elle. L’opération a été un véritable succès. Éthan a subi une échocardiographie avant et après l’opération pour évaluer la qualité de la réparation, et son cœur travaillait dorénavant correctement.
L’équipe avait mis en place des fils électriques temporaires qui pouvaient facilement être rattachés à un stimulateur cardiaque externe au cas où son cœur aurait besoin de stimulation après l’opération; mais heureusement, ça n’a pas été le cas. Par contre, les organes d’Éthan avaient subi une opération longue et invasive, et ils étaient très enflés.
« Après une intervention néonatale complexe, on laisse parfois la cage thoracique ouverte, parce que les organes ont besoin de temps pour retrouver leur taille normale, explique le Dr Bernier. Par rapport aux adultes, l’enflure est plus importante chez les nouveau-nés, parce qu’il y a moins de place dans leur corps. On scelle donc la région avec un pansement en silicone pour réduire le risque d’infection jusqu’à ce qu’on puisse refermer la cage thoracique. »
Un rétablissement étonnamment rapide
Six jours après l’opération, Éthan allait tellement bien que son équipe médicale a commencé à parler de la possibilité qu’il rentre à la maison. « Je n’en revenais pas de la vitesse à laquelle il se remettait », se rappelle Émilie. Aujourd’hui, le garçonnet d’un an de Lachine est encore suivi par la Clinique de suivi néonatale de l’HME, mais il se développe normalement. « Il est très développé pour son âge. Il a même commencé à marcher à neuf mois! », souligne sa mère rayonnante de fierté. « Il est aussi très proche de sa grande sœur Éve, et il n’arrête pas de lui donner des câlins et des bisous. »
Le Dr Bernier rapporte que ce qui le frappe chaque jour, c’est qu’il y a soixante ans, les enfants comme Éthan n’auraient pas survécu. « Un pour cent des bébés naissent avec une quelconque malformation cardiaque, et les malformations congénitales les plus courantes touchent le cœur. Heureusement, nous avons fait énormément de chemin en chirurgie cardiaque néonatale. La complexité des soins prodigués par notre équipe multidisciplinaire dévouée est incroyable, dit le Dr Bernier. On ne peut pas tout guérir, mais dans le cas d’Éthan, il vivra probablement une vie normale; c’est vraiment fantastique à voir et c’est aussi très spécial de faire partie de cela. »