Grandir sous l’emprise de la cyberdépendance
26 juillet 2012
Dr Richard Haber, pédiatre et directeur du Centre de consultation pédiatrique à L’Hôpital de Montréal pour enfants
Chaque vendredi soir, ma conjointe et moi sortons souper en tête-à-tête. Avec six enfants et huit petit-enfants qui nous tiennent bien occupés, c’est notre moment à nous. J’ai vu apparaître au fil des ans une habitude un peu dérangeante, soit ces jeunes couples occupés à parler sur leur cellulaire à quelqu’un d’autre que leur vis-à-vis pendant le souper. Je dois avouer que j’observe aussi ce phénomène moderne chez notre petite-fille de 17 ans. Les querelles autour de la table ne sont plus d’actualité contrairement à l’époque où mes enfants étaient adolescents. Maintenant, c’est contre le téléphone portable qu’il faut se battre pour attirer son attention et pouvoir profiter de sa présence – pour qu’elle soit là. On dirait que les jeunes d’aujourd’hui marchent, parlent, mangent et étudient sans jamais se départir de cette technologie qui leur permet de suivre minute par minute les changements de statuts, les photos et, bien entendu, les réflexions de leurs amis. Avec cette possibilité de se connecter au monde entier d’un simple clic, je ne suis quand même pas surpris que nos enfants deviennent cyberdépendants. La société évolue et on ne peut pas l’empêcher. Mais je me demande ce qui arrive quand des générations de jeunes gens grandissent sous l’emprise de la cyberdépendance.
Une étude de l’Université Oxford sur le réseautage social rapporte que si dès le départ le jeune cerveau est exposé à un monde d’action et de réaction rapides, à des images jaillissant instantanément sur l’écran à la simple poussée d’un bouton, il pourrait bien devenir conditionné à ce type de stimulation. « La participation à ces réseaux sociaux ne requiert pratiquement aucune faculté d’attention, ce qui entraîne le cerveau à avoir une capacité d’attention réduite. » La recherche s’interroge sur les enfants qui communiquent principalement à travers un écran, où ils ne peuvent pas apprendre les subtilités d’une communication en tête-à-tête, comme le langage corporel, le ton de voix et ce que dégage l’autre personne. De plus, le fait que des sites favorisent une vision égocentrique (comme Facebook et d’autres qui permettent aux enfants d’avoir leur propre page) peut amener certains enfants vulnérables à penser que tout tourne autour d’eux, une perception qui peut être la cause de problèmes émotifs plus tard. L’incapacité à compatir pourrait bien aussi être un effet malheureux de cela.
Les pédiatres observent chez les adolescents un nouveau phénomène appelé « dépression Facebook ». Après avoir passé beaucoup de temps sur Facebook et d’autres réseaux sociaux populaires, certains adolescents commencent à ressentir de l’anxiété et de l’irritabilité. Un adolescent plus fragile pourrait même sombrer dans la dépression en lisant les choses formidables qui arrivent à ses amis et en comparant avec sa vie qui peut lui sembler ordinaire. Selon l’American Academy of Pediatrics (AAP), souvent, les adolescents qui font une « dépression Facebook » éprouvent déjà des difficultés avec les relations sociales en général.
Du côté des écoles, les professeurs se plaignent que l’habitude d’envoyer des textos et d’afficher des messages remplis d’abréviations, de fautes d’orthographe et de fautes de grammaire se répercute dans les écrits scolaires des étudiants. Le manque de sommeil de ceux qui passent la nuit en ligne peut aussi être un problème et affecter notamment le rendement scolaire. De plus, une étude menée récemment par la revue scientifique Pediatrics révèle qu’on observe maintenant en ligne des comportements « hors ligne », comme l’intimidation, la formation de cliques et l’expérimentation sexuelle, qui ont donné naissance à des problèmes comme la cyberintimidation, la violation de l’intimité et les « sextos ».
Apparemment, il existe des aspects positifs aux réseaux sociaux. Selon certaines recherches, la participation à différents réseaux sociaux permet aux adolescents de s’adonner en ligne à des occupations qui sont importantes pour eux hors ligne : rester en contact avec leurs amis et famille, se faire de nouveaux amis, partager des photos et échanger des idées. Certaines écoles utilisent même les réseaux sociaux pour faciliter l’enseignement de la création littéraire ou pour former des groupes de travail. De plus, les adolescents disent pouvoir trouver en ligne des renseignements sur leurs problèmes de santé plus facilement et de façon anonyme.
Il me semble tout de même qu’à l’heure actuelle, les désavantages surpassent les avantages. Malheureusement, les réseaux sociaux ne sont pas prêts de disparaître. Alors, que dirais-je aux parents des enfants que je soigne? Fixez une limite pour le temps qu’ils passent à texter, bloguer, surfer et consulter les sites de médias sociaux. Encouragez votre enfant à accorder plus de temps aux vraies situations de communication. Aidez-le à trouver d’autres champs d’intérêt et à les cultiver. Parlez à vos enfants et adolescents de leur utilisation en ligne et des enjeux auxquels font face les jeunes d’aujourd’hui. Vous pourriez essayer d’établir un plan familial sur l’utilisation en ligne, avec notamment la tenue régulière de réunions de famille pour discuter de sujet s’y rapportant, et surveiller les paramètres de confidentialité et les profils en ligne pour y déceler toute entrée inappropriée. Concentrez-vous sur les comportements sans danger, et non sur les mesures punitives. Et comme je le dirais à tous nos jeunes qui sont là aujourd’hui, soyez plus présents. Tiens, pourquoi ne pas encourager vos enfants à parler réellement à leurs amis au lieu de leur envoyer des textos. Quelle idée originale!