La maladie du sirop d’érable
22 mars 2018
Marie Lefrançois a pensé quitter l’univers de la nutrition deux fois avant de trouver sa voie : soigner les patients présentant des erreurs innées du métabolisme (EIM). Au fil des ans, son champ d’activité a connu une croissance incroyable, et elle traite maintenant plus de 100 patients pédiatriques et adultes par année. Le terme « erreur innée du métabolisme » se rapporte à une série de maladies génétiques rares dans lesquelles l’activité enzymatique d’un enfant est dysfonctionnelle et entraîne une accumulation de produits toxiques, tels que l’urée ou l’ammoniaque, dans le sang. L’accumulation de tels produits survient quand certains aliments sont digérés, et elle peut causer de graves problèmes de santé et de développement. Le principal traitement est un régime alimentaire spécialisé.
L’enzyme manquante
Au début des années 1970, le Québec a commencé à faire des tests de dépistage à la naissance pour quelques-unes de ces maladies, notamment pour la plus fréquente d’entre elles, la phénylcétonurie (PCU). « Nous pouvons déjà dépister quatre de ces maladies par une piqûre au talon peu après la naissance, mais nous travaillons à en augmenter le nombre », explique Marie. Le lien commun entre toutes ces maladies, c’est que dans chaque cas une enzyme manque ou est dysfonctionnelle. Pour les patients atteints de PCU, cette enzyme manquante peut entraîner une accumulation néfaste de phénylalanine dans le sang qui, sans traitement, peut causer des dommages irréversibles au cerveau. « Sans un traitement adéquat, des adultes peuvent se retrouver avec les capacités mentales d’un enfant de six mois », souligne-t-elle.
Si l’une de ces maladies est détectée à la naissance, l’enfant est immédiatement soumis à un régime spécialisé. En travaillant avec ces patients, Marie doit éliminer complètement un type d’aliment ou en réduire la quantité consommée pour éviter l’accumulation de déchets toxiques dans l’organisme. « Certains aliments produisent certains produits toxiques, et c’est pourquoi nous devons rapidement soigner ces patients, dit-elle. Je vois les patients nouveau-nés chaque semaine pendant les six premiers mois, après quoi je continue à les voir régulièrement même une fois rendus adultes. » Selon la maladie, Marie peut prescrire une formule sur mesure ou donner des instructions à la mère sur la quantité de lait maternel que le bébé peut boire.
La glycogénose de type 1 est un autre type d’erreur innée du métabolisme. Elle est causée par l’accumulation de glycogène, une forme de glucose emmagasiné dans les cellules du foie et des muscles. Pour diminuer la quantité de glycogène dans le corps, les patients doivent éliminer de leur alimentation les produits laitiers (galactose), les fruits (fructose), le sucre de table (sucrose) et le sorbitol. « Ils doivent aussi se lever au milieu de la nuit pour manger de la fécule de maïs, faute de quoi leur taux de sucre dans le sang chutera à un niveau dangereusement bas, ce qui pourrait être fatal, explique Marie. Alors la fécule de maïs, un ingrédient de base en cuisine, devient un médicament. »
Un exercice d’équilibriste
Prescrire le parfait équilibre en nutriments est un défi, parce que chaque patient est unique. « Il faut non seulement que je m’assure que le patient réduit la quantité de déchets toxiques dans son système, mais aussi qu’il continue à grandir et à se développer normalement », dit-elle. Si la maladie est diagnostiquée tôt et que le régime est suivi rigoureusement, les patients peuvent vivre une vie normale, mais l’accumulation de déchets peut se produire rapidement si le régime n’est pas respecté ou si le patient attrape un simple rhume ou une gastroentérite. Dans certains cas, l’accumulation est si dangereuse que l’enfant doit subir une dialyse pour éliminer rapidement les produits toxiques de son corps avant de commencer le régime.
Chaque fois que Marie voit un patient, elle fait toute une série de tests sanguins pour analyser l’état nutritionnel de l’enfant, puis elle compare les résultats avec ceux de la visite précédente pour s’assurer qu’il n’y a pas de pics ou de chutes de ses taux d’acides aminés. « Si j’observe une grande variation, ça veut dire qu’il y a quelque chose que je n’ai pas prescrit en assez grande quantité et que je dois ajuster le régime, ou que l’enfant ne suit pas son régime, explique Marie. Dans bien des cas, on ne peut pas savoir si un enfant suit mes recommandations simplement en le voyant. Toutes les réponses sont dans le sang, et il faut que le patient suive son régime toute sa vie durant. »
Quand un enfant commence à manger des aliments solides, Marie prescrit des produits alimentaires spécialisés, comme des pâtes à faible teneur en protéines. Ces produits ne sont pas faciles à se procurer et ils doivent être commandés par le biais du Programme alimentaire québécois pour le traitement de maladies métaboliques héréditaires, qui est géré à l’Hôpital de Montréal pour enfants. « Nous gérons le programme pour toute la province », dit-elle. Au total, il y a cinq centres au Québec qui traitent ce type de patients, mais seulement 10 à 12 nutritionnistes ont cette formation spécialisée, et Marie est la seule à l’avoir au Centre universitaire de santé McGill.
Le bon endroit
L’une de ses patientes est Florence Corleto, sept mois, surnommée affectueusement « Florencita » par le département de génétique. Sa mère, prénommée aussi Florence, faisait la navette entre El Salvador et Montréal pour une formation dans le secteur de la vente au détail quand elle a été bloquée à l’aéroport parce que les employés de la compagnie aérienne pensaient qu’à 34 semaines elle était trop avancée dans sa grossesse pour prendre l’avion. « Je me sentais bien, mais ils voulaient une note d’un médecin pour me permettre de voyager », raconte-t-elle. Après avoir vu un médecin, on lui a confirmé que sa fille se présentait par le siège et qu’elle devait avoir une césarienne. « Mon plan, c’était de donner naissance à ma fille et de rentrer aussitôt à la maison, mais ça ne s’est pas passé comme ça », se rappelle Florence.
À six jours, Florencita mangeait à peine et dormait 21 heures par jour. Florence l’a amenée à l’urgence de l’Hôpital de Montréal pour enfants où on a fait toute une batterie de tests, y compris une ponction lombaire pour écarter la possibilité d’une méningite. « Au début, ils pensaient qu’elle était déshydratée parce qu’elle dormait trop, mais elle n’a pas été plus active une fois qu’ils l’ont eu réhydratée », dit-elle. L’équipe a aussi remarqué qu’elle avait des taux de leucine extrêmement élevés dans l’organisme.
On a fait appel au département de génétique qui a diagnostiqué chez Florencita la maladie du sirop d’érable. La maladie se caractérise par l’accumulation toxique d’un acide aminé, appelé leucine, dans le sang. « Avec cette maladie, l’accumulation de leucine finit par donner à l’urine une odeur typique de sirop d’érable, d’où le nom », explique Marie. Si la maladie est prise trop tard, l’enfant se retrouve avec plusieurs graves problèmes de santé, y compris d’importants dommages au cerveau; dans certains cas, elle peut même causer la mort.
Florencita a immédiatement été placée sous hémodialyse pour éliminer la leucine de son corps, puis elle a été hospitalisée à l’unité de soins intensifs pédiatriques. « Ses taux étaient tellement élevés que nous avions peur qu’elle tombe dans le coma et meure », raconte sa mère. Les médecins et les infirmières l’ont surveillée de près, en contrôlant ses reins, ses taux d’acide aminé et son développement au quotidien. Marie a aussi prescrit une formule spéciale et d’autres suppléments pour couvrir tous ses besoins nutritionnels. En grandissant, Florencita continuera à être limitée quant à ce qu’elle pourra manger. Elle ne pourra pas manger d’aliments contenant des protéines de haute qualité ni de produits laitiers, parce que son corps ne peut pas traiter ou digérer les protéines. « Elle devra être strictement végétalienne, mais nous devrons faire le suivi de toutes les leucines consommées, et elles sont courantes dans les aliments comme les haricots et le maïs », rapporte Florence.
En plus de devoir gérer la maladie de sa fille, Florence doit aussi faire face à une autre terrible épreuve : elle ne peut pas rentrer à la maison. « Il n’y a pas de spécialiste à El Salvador qui peut soigner la maladie. Il n’y a pas non plus de laboratoire qui peut faire ses analyses sanguines, et sa formule spéciale n’est pas disponible dans mon pays, dit-elle. Je suis complètement seule au Canada, mais si nous rentrons à la maison maintenant, ma fille pourrait mourir. » Marie explore donc d’autres options pour obtenir des soins plus près de chez elle, soit au Costa Rica ou à Mexico.
« Chaque jour, je me dis combien nous sommes choyées, dit Florence. Ma fille ne serait probablement pas en vie aujourd’hui sans tout ce que l’équipe de l’hôpital et cette province ont fait pour nous. Quelle ironie quand même que ma fille ait été diagnostiquée de cette maladie dans la capitale du sirop d’érable! »
Photographie: Owen Egan