Une journée dans la vie d’une éthicienne
29 octobre 2018
En tant qu’inhalothérapeute, Lori Seller a souvent fait face à des problèmes éthiques. « J’ai travaillé principalement dans des unités de soins intensifs, des environnements souvent très stressants et chargés d’émotions, raconte-t-elle. Puis, j’ai commencé à remettre des choses en question; pas au sujet des soins que nous prodiguions, mais plutôt des raisons pour lesquelles nous faisions ou disions les choses. » Cette curiosité a ramené Lori sur les bancs d’école où elle a fait un baccalauréat en philosophie et une maîtrise en bioéthique à l’Université McGill, ce qui l’a propulsée vers une nouvelle carrière, celle de l’éthique.
Les éthiciens mettent à profit leur formation sur les théories morales et l’analyse critique, et leurs connaissances des principes bien établis en matière d’éthique médicale, de législation sur la santé, de droits des patients, d’obligations professionnelles des médecins et de politiques des hôpitaux. « Quand on me consulte pour un dilemme éthique, c’est plutôt rare que ce soit la première fois qu’on y soit confronté. Notre connaissance de ces différentes considérations et notre capacité à reconnaître et saisir leurs interactions font partie de notre savoir-faire d’éthicien », dit-elle.
Lori explique que l’éthique, c’est bien plus que suivre certaines règles simples comme « respecter la confidentialité ». « Ici, on utilise une approche casuistique, c’est-à-dire un raisonnement par cas. Ça nous oblige à réfléchir à notre façon habituelle de faire les choses, et aux raisons pour lesquelles certains aspects d’un cas donné pourraient justifier d’un point de vue éthique de faire les choses autrement. » Règle générale, on fait appel à Lori pour qu’elle aide à désigner le problème éthique, fournisse une analyse éthique et recommande une solution raisonnée.
Le travail de Lori se divise en trois catégories : l’éthique clinique, l’éthique de la recherche et l’enseignement. Elle fait partie du Centre d’éthique appliquée du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) et est la seule conseillère en éthique affectée à l’Hôpital de Montréal pour enfants (HME). En tant qu’éthicienne, son principal objectif est d’évaluer et de concilier les valeurs et les intérêts divergents. « Comme éthicienne, je porte différents chapeaux. Je suis à la fois analyste, interventionniste et médiatrice, explique Lori. C’est important de rappeler que nous avons tous notre propre conscience morale. Parfois, nos valeurs sont en opposition, et parfois nous évaluons l’importance des choses différemment. Ça peut entraîner des conflits. »
Éthique clinique
Environ une fois par mois, Lori est appelée en consultation au sujet d’un dilemme éthique clinique, la plupart du temps dans une unité de soins intensifs ou à l’unité d’hématologie-oncologie. « Les gens de ces secteurs vivent beaucoup de stress et doivent souvent faire face à des décisions de fin de vie, souligne-t-elle. J’essaie de combler le fossé entre les familles et l’équipe clinique quand des valeurs opposées sont en jeu. » Dans de telles situations, Lori rencontre l’équipe de soins pour bien comprendre la situation et en apprendre plus sur le dilemme dont il est question.
Un dilemme, ça peut être deux bienfaits concurrents que vous voudriez voir se réaliser, ou deux préjudices opposés que vous voulez éviter tous les deux. Prenons l’exemple du cas où tous pensent qu’il faut faire un choix entre prolonger la vie ou prioriser le confort. « Parfois, atteindre l’un des objectifs se fait au détriment de l’autre; réaliser parfaitement ces deux objectifs est juste impossible, même si en médecine on aspire aux deux », dit-elle. Dans de tels cas, tant les familles que les médecins peuvent ressentir de la détresse morale. Tous ont l’impression de ne pas faire tout ce qu’ils devraient.
Quand Lori rencontre les membres d’une famille, elle cherche à mieux comprendre leur point de vue et s’assure qu’ils ont au moins une vision commune de certains faits. Elle profite aussi de l’occasion pour voir comment la famille comprend le point de vue de l’équipe médicale, et repérer toutes les suppositions et les divergences afin qu’elles fassent l’objet de discussions. « En tant que tierce partie neutre, mon intervention est habituellement bien reçue par les membres de la famille. J’explique clairement que mon rôle n’est pas de faire pression sur eux pour qu’ils soient d’accord avec l’équipe clinique, explique-t-elle. On fait appel à moi pour sortir d’une impasse et aider tout le monde à aller de l’avant. En fin de compte, je fais des recommandations à l’équipe, mais rien n’est imposé. Ce sont les cliniciens et la famille du patient qui sont responsables de toutes les décisions finales. »
En d’autres occasions, des équipes cliniques vont demander conseil à Lori pour savoir comment s’acquitter au mieux de leurs obligations éthiques professionnelles. Par exemple, on peut lui soumettre des questions telles que : quel est le niveau approprié d’informations à présenter dans ce contexte, et suis-je obligé de proposer les interventions qui existent, mais que je ne recommande pas dans une telle circonstance? Dans de tels cas, Lori travaille uniquement avec l’équipe clinique, sans nécessairement rencontrer la famille. « On m’appelle souvent quand il y a un doute sur la “bonne” ou la “moins pire” chose à faire, ou encore sur ce qui “devrait” être fait dans un contexte particulier. On me présente parfois comme ressource aux familles, c’est-à-dire une tierce partie neutre qui peut les aider à exprimer clairement leurs valeurs et favoriser une prise de décision commune. À d’autres occasions, les équipes cliniques souhaitent juste faire le survol des options et discuter de leurs obligations professionnelles. »
Éthique de la recherche
Dans son rôle de coprésidente du Comité d’éthique de la recherche (CER) du CUSM, Lori passe le plus clair de son temps à examiner et valider des propositions de projet de recherche. « Tous les projets de recherche avec des êtres humains doivent être analysés et approuvés par un comité d’éthique », explique-t-elle. Chaque année, le CUSM examine environ 800 nouveaux projets de recherche, dont 150 en pédiatrie. Quand il étudie de tels projets, le comité se pose deux questions essentielles : est-ce éthique et est-ce valable sur le plan scientifique?
Le comité – qui se compose de professionnels ayant une vaste expérience en science, en éthique et en droit, et d’un partenaire familial – étudie en détail l’étude et la langue utilisée dans le formulaire de consentement, et s’assure que les exigences réglementaires sont respectées. Ultimement, le mandat du CER est de garantir les droits, le bien-être et la sécurité des participants. Quand des enfants sont en cause, d’autres mesures de protection s’ajoutent, car ils peuvent avoir plus de difficulté à comprendre comment la recherche diffère des soins cliniques et à évaluer les risques et les avantages de leur participation. Aucune étude ne peut être entreprise avant d’avoir été examinée et approuvée par le CER.
« Ces recherches sont tellement importantes quand il s’agit de faire progresser la médecine, dit-elle. Je suis toujours renversée de voir à quel point le CUSM et son Institut de recherche sont innovateurs. Nous voyons beaucoup d’études et d’idées de recherches proposées par nos propres médecins. Les cliniciens de cet établissement ne cessent de chercher et de trouver de nouvelles et meilleures façons de soigner leurs patients. C’est très inspirant. Je plaisante souvent en disant que nous avons de la chance que ces personnes utilisent leur cerveau pour faire le bien plutôt que le mal! »
Enseignement
L’éducation est un autre aspect important du travail de Lori. Elle enseigne l’éthique aux étudiants et aux résidents en médecine ainsi qu’aux infirmières et aux professionnels paramédicaux. Elle participe aussi aux exposés de cas, se joignant à l’équipe clinique après le fait, pour revoir une situation qui a causé un désaccord moral ou éthique. « Il arrive que ces situations se produisent parce que l’équipe n’est pas parvenue à s’entendre et a fini par envoyer des messages contradictoires à la famille. C’est important de déterminer quelles sont les véritables options médicales et de les présenter de manière cohérente quand des décisions difficiles sont à prendre, explique Lori. Et je suis heureuse quand j’arrive à jouer un petit rôle sur ce point. »
Enfin, Lori est aussi invitée à participer aux visites psychosociales dans plusieurs départements. « Ça donne à l’équipe la chance de déceler d’éventuels problèmes éthiques et d’en discuter avec moi pour que nous essayions d’éviter que la situation dégénère ou se transforme en véritable dilemme. Et je pense que les gens qui me voient comme un membre de leur équipe sont plus à l’aise de me contacter pour discuter d’enjeux éthiques lorsqu’ils se présentent. »